#07 – Ce Vendredi 13 novembre qui m’a bouleversée. Liberté, liberté chérie…

13 novembre 2015

Il y a des évènements qui mettent un certain temps avant d’être intégrés. Sur le moment, on ne s’en rend pas vraiment compte, puis quelques jours passent et la réalité frappe notre esprit. Ça s’est vraiment passé ! Et aujourd’hui, je me sens affreusement désœuvrée

Je n’ai pas vécu le drame, je n’étais pas au Bataclan le 13 novembre, ni en train de prendre un verre à la terrasse de La bonne bière. Je n’ai rien vu, rien entendu que par l’intermédiaire des médias. Et pourtant, je me sens atteinte. Je suis désorientée, touchée dans ma passion pour la musique. Pour preuve : je n’ai toujours pas réussi à écrire la chronique pour le festival des Inrocks qui a eu lieu jeudi à la Cigale et je ne suis pas certaine d’écrire la chronique que j’avais prévue pour Cléa Vincent, précisément car ça se passait ce vendredi.

Il faut que je vous dise, il faut que je vous raconte comment je l’ai vécu, moi qui ne l’ai pas vraiment vécu. Il faut que je vous raconte comment je me sens là maintenant, car je sais que des millions de Français sont comme moi. Si je ne le fais pas, ce sentiment va s’installer et pourrir dans ma poitrine. Il faut en parler, chacun doit le faire, chacun. Car même si tout le monde n’en a pas vraiment conscience, les éclats de balles ont ricoché sur nous.

Le vendredi 13 novembre, nous devions aller au concert de Cléa Vincent, Minou et Laura Cahen à la Flèche d’Or, avec ma colocataire Ophélie et d’autres amis. Je venais d’essuyer une déception sentimentale quelques heures plus tôt. Ophélie m’a retrouvé dans mon lit, lumière éteinte, déjà faisant mon deuil. Elle m’a sortie du lit sans ménagement : « Allez, debout ! On a un concert qui nous attend. Ça va te changer les idées. » J’ai râlé un peu, puis je me suis dit qu’elle avait raison, alors j’ai séché mes larmes et me suis remaquillée. Nous avions rendez-vous à 20 h, il était 19 h 30, nous partions tout juste. Alors que nous sortions du métro, nous nous sommes mises à courir pour éviter d’être en retard. Les gens que nous croisions dans la rue des Pyrénées nous jetaient des regards amusés face à notre innocence. S’ils savaient… Si nous avions su que bientôt les gens courraient dans les rues de Paris, mais pour d’autres raisons.

Le concert de Cléa Vincent a eu sur moi l’effet escompté : j’ai oublié ma déception en dansant sur sa musique, j’ai oublié en chantant ses musiques que je connaissais sur le bout de la langue et découvrant les nouvelles. À la fin de la seconde partie, nous avons voulu sortir au fumoir pour prendre l’air. Nous avons trouvé les portes closes. Le vigile nous a informés que c’était pour notre sécurité, il y avait des attentats à Paris.

Sur le moment, on n’a pas vraiment mesuré le mot « attentat ». Nous étions dans l’ambiance de la fête. Les meurtres, les questions sociopolitiques ça nous paraissait loin. On a regardé rapidement l’actu sur nos smartphones : « kamikaze au stade de France ». Ophélie a commencé à recevoir des messages « T’es où ? Tu vas bien ? » J’ai regardé mon téléphone, mais ne recevais rien. Le téléphone de mes deux amis ont sonné. En temps normal, ils auraient probablement dit « il n’y a pas urgence, je rappellerai plus tard ». Tout le monde décrochait, tout le monde était quelque part dans un coin de la salle avec un proche au bout du fil. L’état d’urgence se faisait doucement ressentir. C’est à ce moment que l’un de nos potes a décidé de partir, coupant court à notre soirée. J’étais déçue, je ne me mesurais pas encore l’ampleur de la situation. Egoïstement, je pensais au concert que je ne voulais pas louper, à mes proches qui ne m’avaient pas encore appelé. Je lui ai quand même dit de faire attention à lui. Il aurait pu nous ramener en voiture, mais il nous a plantés là.

« Je commande un Uber ? » nous a demandé Kevin, notre second pote.

J’ai regardé ma coloc et toutes deux on a approuvé de la tête sans en être réellement convaincues.

« Tout est bloqué », nous a-t-il dit. C’est ce qui nous a décidés.

Quelqu’un a parlé dans un micro et la musique s’est définitivement tu. Assis dans la salle d’à côté, on n’a pas entendu — celle où il y a des faux impacts de balles, qui compte tenu de la situation ne paraîssait pas vraiment rassurante. L’info nous a été transmise deux minutes plus tard :

« Je ne sais pas si vous avez entendu, mais on ferme la salle. »

On a été mis dehors. Littéralement. Ça m’a semblé un peu fou sur le moment, car j’avais l’impression que nous serions plus en sécurité enfermés à la Flèche d’or plutôt qu’en pleine rue. L’incompréhension et la tension se lisaient sur les visages. Les mots « attentats », « bataclan », « morts » circulaient. Pourtant tout s’est fait dans le calme. On était juste sonné. On ne réalisait pas, ou si ce n’est que l’inquiétude était réelle.

« C’est drôle, on se croirait dans un jeu vidéo » a sorti Ophélie.

« T’es complètement déconnectée toi ! » lui a lancé Kevin.

Et on l’était. C’était surréaliste. On n’arrivait pas à concevoir que l’horreur qu’on voyait dans d’autres pays, s’invitait aussi dans notre ville. Ophélie et Kevin ont traversé la rue sans m’attendre alors que j’étais en arrière. L’instinct de survie reprend le dessus et comme mon ami un peu plus tôt, nos réactions deviennent différentes, on ne pense pas à tout. Je regarde l’escalier et le renfoncement de la porte en face « au cas où ». Parce qu’on envisage notre environnement autrement. Kevin a pensé la même chose « s’il y a des tirs on pourra se retrancher derrière les escaliers ». Mais là encore, on se croit dans un jeu vidéo, comme si nous accroupir pouvait nous mettre à l’abri de gens armés…On n’a même pas pensé aux gens qui étaient encore devant la salle de la Flèche d’or, on a juste pensé à nous, à fuir. Heureusement, nous n’avons presque pas eu à attendre l’Uber que nous avions commandé. On s’est installé dans la confortable Mercedez au cuir noir avec un sentiment de sécurité. Une barrière faite de vitres et de tôles nous protégeaient de l’horreur extérieure alors qu’on la traversait. Nous n’étions en sécurité juste parce que nous voulions bien le croire, parce qu’on roulait et qu’on savait qu’on serait bientôt chez nous.

Kevin a proposé de mettre sa musique grâce au Bluetooth, pour éviter d’entendre les actualités. Des titres un peu clubs nous ont permis de nous déconnecter. On se coupait de nos sens pour nous protéger dans notre aveuglement. Mon téléphone s’est mis à sonner. J’ai eu plusieurs appels, SMS me demandant si tout allait bien. J’étais heureuse qu’on s’inquiète enfin de moi, comme une preuve d’amour qu’on me faisait. Pourtant on s’est dit avec Ophélie « ça aurait pu être à la Cigale, là où on était hier », « ça aurait pu être nous », « on aurait pu y être ». Mais on était sains et saufs et le nombre de morts, lui augmentait au fur et à mesure de notre trajet. Nous avons croisé un nombre incalculables de camions de pompiers, de policiers, de la sécurité civile… Tous les services de l’ordre s’étaient donnés rendez-vous dans Paris, semble-t-il. La musique n’était pas suffisamment forte pour recouvrir le bruit des sirènes hurlantes. J’ai senti une sueur froide parcourir mon échine. Confrontation brutale. La réalité était partout autour de nous.

Une fois arrivés à destination, nous avons copieusement remercié notre chauffeur. J’ai eu le sentiment que grâce à lui, grâce à Kevin qui a pris les devants nous avons pu rentrer chez nous sains et saufs. Nous nous sommes posés devant la télévision, tous les trois sur le lit d’Ophélie. On s’est rendu compte que ça avait pété à plusieurs endroits, dont un attentat qui a eu lieu à une rue d’où nous étions. Et dire qu’une semaine avant, à l’heure précise de l’attentat, j’étais à la terrasse du Petit Cambodge pour fêter mon anniversaire avec ma Déception sentimentale… On s’engueulait, alors qu’on aurait pu s’aimer pensais-je quelques heures plus tôt, on s’engueulait alors qu’on aurait pu crever, pensais-je désormais.

Avec Ophélie et Kevin est restés là pendant une heure et demie, le temps de rassurer tout le monde, de mettre un message sur nos murs, d’appeler nos proches. On s’est fait des pates, l’eau a débordé, on les a fait trop cuire. On ne faisait plus attention à rien, tout était relégué au second plan en comparaison à ce qu’il se passait à la télé, juste derrière notre porte. Nous avions juste besoin de nous rassasier, de combler le vide dans notre bide. On est allés se coucher sans savoir si les gens au Bataclan étaient sortis. Nous savions seulement qu’un de nos potes était bloqué à son bureau.

Le lendemain, on a fait la fête. Cette soirée nous l’avions prévu de longue date, nous ne voulions pas l’annuler. Nous voulions trinquer à la vie. Profiter, se vider la tête, ne pas y penser. Ça a fonctionné ! Pour ce soir en tout cas.

Ce n’est que le lundi quand je me suis retrouvée seule que les choses ont commencé à monter. Ce sentiment d’insécurité que j’ai toujours eu était plus présent que jamais. Ma vie personnelle s’est mélangée à ces meurtres. Je me suis interrogée, la dépression était bel et bien là. Je n’arrivais à rien. Je n’avais envie de rien. J’ai culpabilisé d’être énervée, car mon appareil photo avait été abîmé durant la soirée, comme si je n’avais pas le droit de ressentir cet agacement. J’ai culpabilisé parce que j’étais déçu que mes amis proches n’étaient pas venus fêter mon anniversaire. J’ai culpabilisé parce que je pensais à ma Déception sentimentale. Je ressentais un manque d’amour, un vide que le 13 novembre était venu remplir de ses morts. « Ça pourrait être pire, on aurait pu être au Bataclan », m’a dit mon pote de vendredi en réponse à ma plainte. Il avait raison. Je me suis assise pour manger et j’ai pleuré.

J’ai écrit, mais sans avoir trouvé les mots qui apaisent. Je n’ai rien fait de ma journée et pourtant je me suis couchée tard. Quand j’ai éteint toutes les lumières de mon appartement et que j’ai rejoint mon lit, j’ai eu peur. Comme lorsque j’étais enfant et que je craignais les monstres. Je n’abandonnerai pas ma passion. En tant que chroniqueuse musicale, je me sens particulièrement affectée et exposée. Mon boss m’a proposé de me rendre à un concert mercredi, mais je ne m’en sens pas encore apte. J’aimerais, ça me ferait du bien, ce serait un beau pied de nez, montrer que la vie continue, montrer qu’on n’a pas peur, mais je n’ai pas encore digéré les évènements de ce vendredi. Je n’ai le goût de rien. J’allume ma télé et regarde les infos pour me sentir moins seule, pour faire passer mon mal-être.

La vie va continuer, mais en attendant je dois reconnaître que je suis à terre. Je tergiverse, tente de m’identifier à cette société où depuis toute petite je n’ai jamais eu l’impression d’avoir ma place. Cette peur qui est là depuis mon enfance, cette peur de la fin du monde, de la mort, de l’avenir et des autres et que je tente de compenser par une soif d’amour. J’ai cette certitude que ça ne s’arrêtera pas, que ça recommencera au moment où on s’y attendra le moins, comme le 13 novembre. N’avez-vous pas l’impression que les attentats de Charlie Hebdo étaient derrière nous ? Qu’on avait déjà oublié ce qu’il s’est passé ? Moi si. Ces victimes on va les oublier aussi. Serions-nous capables de citer encore le nom de l’un d’entre eux ? Ils seront juste des chiffres : « 129 morts, 352 blessés ». Et combien de traumatisés ? La prochaine fois que je vais pénétrer dans une salle, je serai forcée d’y penser. Je me mettrai à leur place, je me demanderai ce que je pourrai faire si j’étais victime d’un attentat, où devrais-je me mettre pour m’enfuir le plus facilement possible ? J’y penserai à chaque fois, puis ça va s’atténuer… Comme tout, on oublie, même le pire. C’est à la fois tragique et nécessaire.

La solidarité surgit, puis l’égoïsme revient. C’est le propre de l’homme, sa façon de se protéger. Alors oui, faisons notre deuil, prenons le temps de le faire, puis continuons, car de toute façon rien n’a de sens. Continuons. De rire, d’aimer, de sortir, de danser…

Je préfère me dire que ma vie sera pétillante, pleine de surprises et de pépites. Je me rendrai toujours en concert, chroniquerai, irai me poser en terrasse. J’aimerai, je détesterai, referai le monde avec mes amis, car celui dans lequel nous vivons est sacrément merdique. Sinon à quoi bon ? Tentons de ne pas y penser, de profiter, mais évitons d’oublier.

Les fleuves rejoignent toujours l’océan.

 

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