Crédit photo : Frédéric Petit
Jusqu’à quand une personne normalement constituée peut-elle supporter l’absence de travail ? La première semaine déjà je faisais le chien ; j’tournais en rond, mes journées n’étaient qu’une longue attente jusqu’au retour de ma coloc, dormir et manger faisaient partie de mes principales occupations. Au moment où mon patron m’a jetée dehors, j’ai eu le sentiment de perdre mon humanité. Je perdais sa considération, me donnant l’impression de n’être pas plus qu’une petite crotte. Méritais-je mon sort ? Non, mais le monde du travail est ainsi fait : nous sommes des outils dont on se sert au moment opportun et qu’on jette le moment venu, peu importe les liens, les conversations échangées et les promesses. Être sans emploi, c’est n’avoir plus de valeur ?
J’voyais que le monde continuait à tourner en cette nouvelle année et à quel point je me sentais inutile. L’estime avait disparu en même temps que mon statut de rédactrice en chef. Je passais d’un bon poste, d’un pas trop mauvais salaire à… rien du tout.
Il m’a fallu avaler la pilule. Je suis passée par différents états : remuer le couteau dans la plaie, pleine de colère. Envie de mordre, envie de me défendre, puis courber l’échine. Accepter mon sort. Me battre pour avancer, parce qu’il le faut bien. Savoir reconnaître que mes intérêts personnels passent après ceux de l’entreprise, peu importe combien on a bien profité de moi, de mon statut, de mes compétences, de ma résistance morale.
Quand on rencontre quelqu’un, la première question qu’on pose c’est « tu fais quoi dans la vie ? » Il n’y a rien de plus vulgaire et réducteur que de répondre « sans emploi ». Mon meilleur ami rétorque souvent « de mon mieux », alors je lui emprunte la formule : « je fais de mon mieux ». Je lutte, même si personne n’est là pour s’en apercevoir. On se dit surement que c’est facile, puisque j’ai du temps libre. Je n’ai rien d’autre à faire de mes journées qu’à postuler, m’occuper de l’appart, faire du sport…
Mais je lutte pour trouver la motivation. Quand on n’a plus de buts qu’on n’a plus aucun devoir de résultat envers personne et que la To-Do List se fait vide, on lutte.
Le matin, je me lève… pour espérer pouvoir dormir le soir même et éviter l’insomnie. J’occupe le reste de mon temps, pas toujours de la meilleure façon qu’il soit. Ça dépend des jours. Des fois, je me sens prête à me battre comme une hyène pour décrocher le boulot de mes rêves, à poursuivre les projets que j’ai en cours, à améliorer mes compétences, persuadée que ce n’est pas sorcier. Avec un peu d’huile de coude, on arrive à tout, n’est-ce pas ? Et d’autres fois, je me complais dans un désert d’activité, procrastinant, parce que finalement quoique je fasse, rien ne change. Moins on en fait, moins on a envie d’en faire.
J’ai reçu beaucoup de refus, presque rien de positif, ce n’est pas encourageant. Ce sont des portes qu’on me claque au nez, quand je viens avec mes petits CV, ma motivation et mon grand sourire. « Malgré toutes les qualités de votre candidature, nous sommes au regret de vous informer que celle-ci n’a pas été retenue ». Copier/coller. Même lettre pour 67 autres candidats. J’ai arrêté de les lire. Je traque seulement le « malgré », le « mais », le « cependant » qui vient contredire en une phrase le compliment vide pour m’annoncer la mauvaise nouvelle. Avaler la pilule, encore.
Parce que je n’ai toujours rien, je remets toute ma vie en question comme si ma valeur ne tenait qu’à ce fichu poste que je n’ai plus/pas. Est-ce que je me suis trompée de voie ? De secteur ? Est-ce que je dois me retaper 5 ans d’études pour pouvoir décrocher un poste ? Je suis quoi sans ça ? Une pseudo artiste qui n’a pas réussi son plan A — ni son plan B d’ailleurs. Se retrouver sans emploi, c’est se retrouver au ban de la société. Je n’ai socialement plus aucune valeur.
Moi qui espérais tellement de 2018. J’avais vécu le douzième coup de minuit comme une véritable libération : je pouvais mettre toutes les mauvaises choses derrière moi.
« Héhé ! »
« Non. »
J’ai compris la première semaine que je me retrouvais bloquée entre deux périodes de ma vie sur laquelle je n’avais absolument aucune prise. Je peux postuler, vanter toutes mes capacités et compétences, c’est le gars d’en haut qui décide de me donner le poste ou pas. Est-ce que je le mérite ? Mon CV est-il suffisamment bon ? Mes motivations suffisantes ? Je remets mes qualités professionnelles aux jugements d’autrui. Ce sont eux qui tranchent de ma valeur, de mon intérêt pour leur entreprise. Tous les soirs, j’espère que demain ira mieux, tous les soirs je constate que j’en suis au même point. Mort. Suis-je au purgatoire ?
D’autres l’ont vécu avant moi et parfois, je me demande comment ils ont survécu à ça ! Parce que tant qu’on n’est pas dedans, qu’on n’a pas éprouvé l’attente interminable qu’un numéro inconnu nous appelle, on s’imagine forcément qu’être sans emploi, c’est un peu comme des vacances. Un CDI de vacances, vous imaginez ? Exception faite qu’on a le même loyer à payer à la fin du mois – grâce à pôle emploi ou à nos économies – qu’on passe le plus clair de notre temps enfermé entre 4 murs à scruter les annonces plutôt que sous le soleil, que la seule chose qu’on visite, c’est pôle emploi ou les agences d’intérims. Rapidement on s’emmerde grave, oubliant parfois ce que signifie avoir un« rythme de vie », fatigué à ne rien faire.
Les SDF, je les lorgne désormais d’un autre œil, persuadée que là, enroulé dans ce sac de couchage au milieu des passants, ce pourrait être moi. On pourrait tous s’y retrouver un jour. Toucher progressivement le fond et si on n’arrive pas à se relever, rester couché au sol… Car parfois notre sort ne dépend pas que de notre propre volonté. Il en faut de la volonté, c’est sûr, mais il faut aussi avoir un peu de chance pour s’en sortir. Alors j’essaye de trouver des plans C qui me permettent de tenir et je survis courageusement.
Paradoxalement, c’est dans cette épreuve que j’ai l’impression de prouver mes qualités humaines, qui je suis. Puisque je ne peux pas servir la société, alors je dois pouvoir me servir moi-même et ceux qui m’entourent. Employer mon temps autrement, être utile autrement, grandir autrement, sans un rond, en allant puiser ce que j’ai au plus profond de moi. Combien de temps serai-je capable de tenir sans me départir de mon sourire et sans perdre espoir ? C’est une course d’endurance qui met à l’épreuve ma volonté et ma confiance en moi. M’en sortir seule, sans devenir un boulet pour les autres. Prouver que le travail est une chose mais qu’il ne régit pas la totalité de mon existence pour autant.
J’en ai besoin pour vivre, j’en ai envie pour obtenir une certaine reconnaissance, mais il ne détermine pas ma valeur. Mon poste représente mon parcours, mes objectifs, ma capacité d’y arriver, les méandres par lesquels je peux passer. C’est un objectif que je me suis fixé et qui une fois atteint représentera pour moi un accomplissement personnel. Je souhaite que mes compétences, mon appétence pour la culture puisse servir à d’autres, que mon travail ait un impact qui soit plus grand que moi, qu’il ait une portée plus grande que celles de mes deux petits bras. Plus que récolter quelques billets à la fin du mois, je veux apporter un peu de qui je suis à ce monde.
Alors, je tiens bon jusqu’à ce que quelqu’un reconnaisse mes qualités et m’accorde la chance de faire mes preuves. J’attends que le jugement soit positif sans « malgré », sans « mais », ni « cependant ».
Je tiens bon, car il faut parfois se mettre momentanément en mode « survie » pour réussir ensuite. Savoir faire la distinction entre avoir une valeur et être sans emploi.